Difficile de parler de ce livre écrit avec la chair et le
sang. Le risque est grand de l’abîmer. A vouloir rendre hommage à l’érudition
et au style de Philippe Lançon, on pourrait facilement verser dans le bavardage
ou la grandiloquence. A vouloir rendre hommage à son courage et à sa force,
autant morale que physique, on pourrait succomber au voyeurisme. Ses mots sont
justes, pesés, pour décrire sans concession sa reconstruction physique, la
dépendance du patient au soignant, cette relation intime et pudique à la fois ; les difficultés des personnels de santé pour assurer leur
mission au quotidien, avec le manque de moyens que l’on connait. Tout est dit, décrit, senti
dans ce livre.
Mais il y a aussi dans Le Lambeau, une chose
bouleversante : le changement de monde de celui qui survit. Le rescapé
n’est pas mort, mais il n’est plus dans la vie. En tout cas pas dans celle
qu’il connaissait. Celle où sont restés ses proches, ses amis, ses collègues,
les passants, le lecteur. Philippe Lançon nous entrouvre la porte de sa
nouvelle réalité. Un monde vacillant, sans socle, où l’on ressent de façon
physique, dans les tripes, que la fin de chaque chose, de chaque être est
possible à tout moment. Il n’y a plus de répit. Impossible désormais de faire
semblant d’oublier que l’on est mortel. Que la personne, en face de soi, l’est
aussi. Le survivant bascule dans une urgence absolue, sur le qui-vive
permanent. (p.89) : « L’effroi,
c’est peut-être ça, la réduction au minimum de l’écart séparant la dernière
seconde de vie, de l’événement qui va l’interrompre, une mort administrée sans
préavis. Dans cet écart, il n’y a pas de place pour grand-chose. Pourtant ce
peu de chose n’en finit pas. Tout le reste, quand on survit, lui est
soumis ». En résultent des relations parfois brutales avec les
autres : une sorte de tri parmi les relations, trop peu d’énergie à
consacrer à autre chose qu’à sa guérison, sa survie, sa reconstruction ; une
immédiateté dans les rapports aux autres. (p.277) : « La vérité était que tout ce qui n’était pas présent dans cette
chambre, là, sous mes yeux, s’éloignait. Je n’attendais presque rien de ceux
qui n’étaient pas là ».
Une indifférence qui peut paraître cruelle
pour ceux qui ne savent pas. Quels mots prononcer ? Quels gestes ?
Sourire ? Plaisanter ? Compatir ? Pleurer ? Comment
soutenir celui qui fait face à la mort quand on ne l’a pas soi-même
approchée ? Il n’y a pas de mode d’emploi on s’en doute. Seulement
l’intelligence du cœur pour parler de douleur à douleur : celle du blessé
survivant et celle de l’ami du dehors. Et cette prise de conscience de l’auteur
(p.348) : « Je suis devenu
responsable de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, m’aimaient. Mes blessures
étaient aussi les leurs. Mon épreuve était en indivision ».
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