mardi 17 juillet 2018

Le Lambeau de Philippe Lançon


Difficile de parler de ce livre écrit avec la chair et le sang. Le risque est grand de l’abîmer. A vouloir rendre hommage à l’érudition et au style de Philippe Lançon, on pourrait facilement verser dans le bavardage ou la grandiloquence. A vouloir rendre hommage à son courage et à sa force, autant morale que physique, on pourrait succomber au voyeurisme. Ses mots sont justes, pesés, pour décrire sans concession sa reconstruction physique, la dépendance du patient au soignant, cette relation intime et pudique à la fois ; les difficultés des personnels de santé pour assurer  leur mission au quotidien, avec le manque de moyens que l’on connait. Tout est dit, décrit, senti dans ce livre.
Mais il y a aussi dans Le Lambeau, une chose bouleversante : le changement de monde de celui qui survit. Le rescapé n’est pas mort, mais il n’est plus dans la vie. En tout cas pas dans celle qu’il connaissait. Celle où sont restés ses proches, ses amis, ses collègues, les passants, le lecteur. Philippe Lançon nous entrouvre la porte de sa nouvelle réalité. Un monde vacillant, sans socle, où l’on ressent de façon physique, dans les tripes, que la fin de chaque chose, de chaque être est possible à tout moment. Il n’y a plus de répit. Impossible désormais de faire semblant d’oublier que l’on est mortel. Que la personne, en face de soi, l’est aussi. Le survivant bascule dans une urgence absolue, sur le qui-vive permanent. (p.89) : « L’effroi, c’est peut-être ça, la réduction au minimum de l’écart séparant la dernière seconde de vie, de l’événement qui va l’interrompre, une mort administrée sans préavis. Dans cet écart, il n’y a pas de place pour grand-chose. Pourtant ce peu de chose n’en finit pas. Tout le reste, quand on survit, lui est soumis ». En résultent des relations parfois brutales avec les autres : une sorte de tri parmi les relations, trop peu d’énergie à consacrer à autre chose qu’à sa guérison, sa survie, sa reconstruction ; une immédiateté dans les rapports aux autres. (p.277) : « La vérité était que tout ce qui n’était pas présent dans cette chambre, là, sous mes yeux, s’éloignait. Je n’attendais presque rien de ceux qui n’étaient pas là »
Une indifférence qui peut paraître cruelle pour ceux qui ne savent pas. Quels mots prononcer ? Quels gestes ? Sourire ? Plaisanter ? Compatir ? Pleurer ? Comment soutenir celui qui fait face à la mort quand on ne l’a pas soi-même approchée ? Il n’y a pas de mode d’emploi on s’en doute. Seulement l’intelligence du cœur pour parler de douleur à douleur : celle du blessé survivant et celle de l’ami du dehors. Et cette prise de conscience de l’auteur (p.348) : « Je suis devenu responsable de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, m’aimaient. Mes blessures étaient aussi les leurs. Mon épreuve était en indivision ».


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