jeudi 31 mars 2016

Où j’ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari

couverture : Bridgeman
Art Librairy
Voilà un livre court (154 pages). Un livre bref, concis mais pas un petit livre, loin s’en faut. Un roman puissant et dérangeant, qui se déroule en 1957 à Alger. Un face à face entre deux hommes, tous deux officiers français. D’un côté, le lieutenant Horace Andreani. De l’autre, le capitaine André Degorce. Ces deux hommes se connaissent bien. Ils ont combattus ensemble en Indochine, tous deux ont été faits prisonniers. De victimes, ils sont devenus bourreaux : chargés des interrogatoires pendant la guerre d’Algérie. Dans son roman, Jérôme Ferrari pose la question centrale de ce que l’on devient en temps de guerre. Parcours semblables pour le lieutenant et le capitaine, mais vécus différents. Le lieutenant Andreani n’a pas d’état d’âme : il est militaire et se doit de rester loyal à son pays. Sa mission est d’obtenir des renseignements, peu importe la manière dont il y parvient (on parle bien sûr de la torture). Il reproche sa faiblesse au capitaine, lui qui l’a pourtant aidé à survivre en détention, lui qu’il admire. Quant au capitaine Degorce, les questions le rongent et les mots lui manquent : qu’écrire à sa femme et ses filles qui ne soit pas sali par la guerre ? Où est le bien, où commence le mal ? Où se trouve la frontière à ne pas dépasser pour ne pas perdre son âme ? En même temps qu’est-ce qui est pire : torturer un homme ou le menacer de torturer son fils devant lui ? Il se pose les bonnes questions mais n’apportent pas de réponse qui le satisfasse (P.83) : « Messieurs, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l’âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. Soyez attentif à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé. ». Est-on toujours, inexorablement, rattrapé par la folie de la guerre ? (P.137) : « c’est lui qui monte aujourd’hui l’escalier en courant et le bruit de ses pas malfaisants perpétue la terreur et la mort qu’il a voulu combattre. Il a fait entrer dans le monde tout ce qu’il voulait en chasser(…) et son âme gît quelque part, très loin derrière lui ». Ce livre est fort car il pose LA question : qu’est-ce que je ferais, moi, à sa place ? Qui serais-je en temps de guerre ? On peut se rassurer en se persuadant que l’on ne franchirait pas la ligne, mais au fond de soi, on sait très bien que l’on n’est sûr de rien. (P.149) : « le mal n’est pas l’opposé du bien : les frontières du bien et du mal sont brouillées, ils se mêlent l’un à l’autre et deviennent indiscernables dans la morne grisaille qui recouvre tout et c’est cela, le mal ». Avec ce que nous vivons en ce moment, cette question est plus prégnante que jamais. Elle est de moins en moins abstraite. Au détour d’une conférence sur Internet, j’ai entendu un reporter de guerre poser cette question à des lycéens : « Imaginez qu’une personne enlève un être qui vous est cher. Jusqu'où êtes-vous prêts à aller pour que la personne qui sait où est retenu votre proche, parle ? ».

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