Couverture : JF Paga |
Un livre qui prend aux tripes,
comme sait si bien le faire Sorj Chalandon. Il a ce don rare de laisser la
parole à l’enfant qui a su résister et survivre en lui malgré une vie dure,
confrontée à la violence et à la haine. Ici, dans Profession du Père, c’est Emile qui raconte. Ou plutôt qui nous
laisse entrer dans ses souvenirs. Emile, adulte, époux et père, dit adieu à son
propre père. On dit souvent qu’avec le décès du père, c’est une part de l’enfance
qui disparait. Mais pour Emile, on a le sentiment qu’enfin son enfance étouffée
va reprendre son souffle. On découvre au fil des pages et aux détours des
souvenirs, un garçon coincé entre son père mythomane, paranoïaque et surtout
violent et sa mère transparente, effacée jusqu’à l’aveuglement (p.293) « Et
c’est quoi cette histoire ? Tu étais malheureux quand tu étais enfant ? ».
Le mot n’est pas prononcé mais le diagnostic du père se pose en creux : pervers
narcissique et manipulateur. Ce livre (classé comme un roman, mais qui ne l’est
pas tant que ça), c’est le choc entre l’innocence, la candeur de l’enfance et
la perversion d’un esprit dérangé. Ambiance étouffante pour ce huis-clos
familial. Un quotidien pétri de mensonges, d’affabulations, dans lequel Emile
tente de se construire, malgré les coups de ceinture et les injures. Le tour de
force de Sorj Chalandon réside dans une écriture simple, sur le ton enfantin du
personnage. Pas de jugement, pas de colère, pas de révolte. Car la plupart du
temps, les enfants maltraités ne savent pas que ce n’est pas normal. En cela,
le ton du roman est très juste. Et puis, quoi qu’il arrive, un enfant aime son
père : des années plus tard, à la fin de sa vie, alors que son père l’appelle
parce qu’il ne reconnait plus son épouse et demande de l’aide à Emile (p274) :
« je serais malheureux. Tout chagrin de lui. Et je m’en voudrais tellement
de toujours l’aimer ». Le titre de ce roman peut paraitre étrange, mais il
prend tout son sens à la rentrée scolaire. Quand cette question anodine est
posée à Emile et qu’il n’a aucune réponse à apporter. On se rend compte alors
que ce petit garçon n’a rien de tangible, de solide, de sûr à quoi se
raccrocher. En temps normal, un enfant se construit sur l’amour de ses parents
ou contre leurs convictions. Mais Emile, lui, doit se construire, malgré ses
parents. Malgré les coups de son père, malgré la léthargie de sa mère. Il y a ce
passage troublant où adolescent, Emile se rend compte qu’il peut lui aussi
faire peur aux autres (p116) « je n’avais jamais eu un tel sentiment de
puissance ». Mais Emile choisit semble-t-il de ne pas basculer du mauvais
côté. Il a réussi à fonder une famille, il partage une belle complicité avec
son fils Clément. Profession du père, c’est aussi le récit d’une résilience. Un
sauvetage qu’Emile ne doit qu’à lui-même. Mais qui sera totalement acquis quand
enfin on lui donnera l’occasion de dire. (p.290) « J’avais enfin mis des
mots sur mon silence. Et j’avais été entendu ». Pendant la lecture de ce
roman, j’ai sans cesse été ballotée dans des sentiments contradictoires :
on est triste et soulagé, en colère et apeuré. Profession du Père nous donne
aussi la clé des autres romans de Sorj Chalandon (Mon Traitre, Retour à Killybegs
ou le Quatrième Mur) car on saisit
alors l’origine de son obsession pour la trahison, le mensonge.
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