jeudi 2 janvier 2020

La femme révélée de Gaëlle Nohant

couverture : Saul Leiter


Après la fin du XIXème siècle dans La Part des Flammes, puis les années folles et la Seconde Guerre Mondiale dans La légende d’un dormeur éveillé, Gaëlle Nohant explore l’après-guerre, jusqu’aux années 70 dans ce nouveau roman tout juste paru.
Eliza fuit. Cette américaine, blanche, bourgeoise a quitté mari et enfant. C’est plutôt rare et très mal vu en ce début des années 50. (p.28) : « cela va à l’encontre de tout ce qu’on nous apprend, que les mères sont faites pour se sacrifier, que c’est leur destin depuis le fond des âges ». On se doute qu’elle a d’excellentes raisons, et le lecteur les découvrira au fil des pages…
De Chicago, elle rejoint Paris et prend le nom de Violet Lee. Cette « femme révélée » commence par s’effacer, se faire la plus invisible possible. Elle se dissimule derrière son appareil photo et observe le monde, le comprend de mieux en mieux. (p.52) : « Mon Rolleiflex, chambre à attraper les images, à retenir ce qui va mourir ».
Comme dans un bain de révélateur, Violet va peu à peu se dévoiler, s’émanciper et se trouver. Par le corps réveillé d’abord : les vibrations des clubs de jazz, la brûlure du whisky, le désir d’un homme. Elle se révèle aussi dans son refus de l’injustice et sa quête de vérité. Au-delà de l’émancipation d’une femme, Gaëlle Nohant nous parle d’engagement, de combat contre la ségrégation, pour les droits civiques, pour les droits des femmes, contre la guerre du Vietnam. Toutes ces luttes convergent vers une seule et même cause : l’égalité des êtres humains. Ce combat est encore loin d’être gagné. Peut-être est-il vain. Ce n’est pas une raison pour l’abandonner…

« Je ne peux pas être pessimiste parce que je suis vivant ». James Baldwin (p.368).


mardi 17 décembre 2019

L’Impasse d’Antoine Choplin

couverture : Arnaud Tracol

Tchétchénie. Dans cette période trouble où la guerre s'éloigne et la paix tarde.
La guerre ne renonce jamais facilement. Elle dévore les hommes, ronge les esprits. La violence appelle la violence. La peur accroît la hargne et la barbarie. Difficile de faire homme dans le chaos. Il y a des hommes qui ne sont plus que soldats.
P.79 : « j’aurais plutôt envie, comment dire, de me retrouver. Me retrouver sous les décombres. Nous retrouver. Qu’on se souvienne de notre vraie matière d’homme. »
L’écriture d’Antoine Choplin est faite de silence autant que de mots. Et comme dans les regards d’un ami, ce sont les silences qui disent le plus. Antoine Choplin a le regard vif et le mot doux. Il saisit la haine, la cruauté, l’effroi et il s’attache à sauver la beauté, l’élégance, l’amitié. Au coeur du chaos, il place un jeu d'échecs, les sculptures de Giacometti, les notes d'un tambour Gaval... Il écrit ce qui réunit. Il rapproche les êtres que la guerre veut séparer.
Là dans les ruines, la barbarie se confronte à l’espérance. La peur du présent à la confiance en l’avenir.
Et tout au fond de l’impasse danse une hirondelle. On ne soupçonne pas l’effet que peut avoir, parfois, un battement d’aile au creux des ventres. 


jeudi 29 août 2019

Une joie féroce de Sorj Chalandon


Jeanne, Brigitte, Assia et Mélody sont atteintes d'un cancer. 
Ce pourrait être une histoire d'hôpital, de traitements, de souffrance. Ce pourrait être un réquisitoire contre la maladie. Ce pourrait être un drame, une tristesse infinie, une condamnation. Ce n'est que la toile de fond d'une histoire de femmes, de guerrières, de braves. Des femmes drôles et lumineuses, vivantes.
La narratrice, Jeanne, a 39 ans, Brigitte un peu plus, Mélody un peu moins. Elles entrent en soins comme on part à la guerre, la rage au ventre et la peur au cœur. Les hommes sont absents, ils refusent leurs rôles. Mais elles ne sont pas seules. Elles se découvrent sœurs de lutte, frangines de cancer.
Des sœurs, et des mères les unes pour les autres. Nul besoin d’avoir un enfant pour être maternelle. Assia qui bouscule, Brigitte qui console, Jeanne qui écoute. Mélody, la plus jeune, reste leur fille à toutes. 
En guerre, comme en cancer, tout est urgence. Urgence de soins, urgence de vie. Tout est plus fort : les douleurs, la peur, l'amitié, l'humour, la solidarité, les promesses. 
Jeanne découvre un monde parallèle. Le cancer change le regard des autres mais il change aussi le regard du malade sur le reste du monde. Changement de réalité, changement de priorité. La gentille Jeanne, trop douce, trop effacée, va prendre sa liberté. Comme on vole un sac. A l'arrachée… (p.175) : « Le cancer m’avait fait pressée, vivante, rugueuse aussi. Ma priorité était d’arriver jusqu’au matin suivant. Je ne m’excusais plus ».
Toutes les quatre, en gang, elles vont arracher bien plus qu'un sac. Pour l'une d'entre elles. Pour elles toutes. Et la grisaille vole en éclat. 
On rit. On pleure aussi. Pas d’apitoiement, mais de soulagement, parce que des mots sont mis sur des silences, des gestes, des regards, sur ces liens d'humains, qui nous manquent tant de fois dans une vie. 
Sorj Chalandon nous donne son humanité en partage.
Il se glisse dans la peau d'une femme et tout est juste. Parce que le sexe ne fait pas l'intelligence du cœur. Il se glisse dans la peau d'une mère. Parce qu'on peut inventer ce qui a manqué. 
Surtout, il entrouvre la porte de son nouveau monde à ceux qui sont de côté. Les bien-portants, tout empêtrés, maladroits des mots et des regards. « Des amis qui croyaient bien faire et qui le faisaient mal ». (p.227)



jeudi 25 juillet 2019

Né d’aucune femme de Franck Bouysse

couverture : Sara Saudkova


Un livre d’une noirceur peu commune. Rose, aînée de 4 filles, vit dans la ferme familiale avec père et mère. La pauvreté extrême pousse parfois à des décisions désespérées, avec cette certitude qu’aucune alternative n’est possible. Les semaines passent et toute l’horreur de votre choix vous apparait sans pouvoir rien y changer.
Rose quitte la ferme pour servir une famille de bourgeois sur le déclin. Qui de plus désespéré qu’un riche qui s’appauvrit ? Qui de plus déterminé à maintenir son niveau de vie, que celui qui sent le déclassement le menacer ? Qui de plus dangereux, qu’un homme de pouvoir, bien décidé à s’en servir pour humilier, dominer, assujettir. (p.148) : « la haine que j’avais de moi étouffait en partie celle que j’avais d’eux ».
Franck Bouysse joue avec les niveaux de langage, la naïveté ou le cynisme de ses personnages, pour exposer toutes les palettes de l’âme humaine, jusqu’aux plus sombres tréfonds, souvent servis par l’ordre établi, les rapports de dominants-dominés, selon que l’on possède ou que l’on travaille. Franck Bouysse pose aussi les rapports de valeurs : le pouvoir et la possession, la loyauté et la justice, la droiture et le cynisme, le courage et la lâcheté (p.194) : « être lâche, c’est pas forcément reculer, ça peut simplement consister à faire un pas de côté pour plus rien voir de ce qui dérange ».
Ce que nous lisons, ce sont les voix des petits : Edmond le palefrenier, et Rose principalement. Sans bagage scolaire, elle écrit son histoire avec ses propres mots, parfois maladroits, insuffisants. (p.268) : « j’aurais besoin d’en connaitre d’autres, plus savants, des mots avec plus de choses dedans ».
Les mots pour dire aussi la solitude de chacun face à son destin. La vie vous fait parfois endurer plus que le supportable. Rien ni personne ne peut vous aider. Chacun est seul. (p.236) : « Personne ne peut attraper le malheur de quelqu’un, même pas un bout, juste imaginer le mal à sa propre mesure, c’est tout ».
Franck Bouysse a un talent et un style indéniables. Comme il faut posséder les mots, pour leur faire dire plus qu’ils ne contiennent !
C’est noir, comme la suie, acre comme un feu de forge, violent comme le marteau qui écrase, sans concession. Ou presque.


samedi 20 juillet 2019

Jour de courage de Brigitte Giraud


Livio est lycéen. En cours d’histoire, il se porte volontaire pour un exposé sur les autodafés. Ses recherches le mènent jusqu’à Magnus Hirschfeld, un médecin allemand, premier chercheur à s’être intéresser à la sexualité humaine dans son ensemble et l’un des pionniers de la cause homosexuelle, dans les années 30.
Les années 30, en Allemagne. Magnus Hirschfeld sera poursuivi par les nazis. Ses travaux de recherche seront détruits dans l’un des premiers autodafés du Reich.
Livio, en parlant de Magnus, veut parler de lui. De sa solitude extrême, de ce masque qui l’étouffe, de ce silence imposé, pendant que les blagues qui font rire aux mariages se moquent de qui il est.
Quand le courage d’un homme traverse le temps pour inspirer un courage similaire à un lycéen. Le courage se transmet donc ? Pourrait-il être contagieux ? Il suffit parfois qu’un seul homme se lève pour qu’une foule lui emboîte le pas.
Peut-on aussi transmettre son combat ? Faut-il être nécessairement concerné par une cause pour la défendre ? La question de la légitimité a-t-elle sa place dans l’engagement ?
Camille, la meilleure amie de Livio, placée devant le fait accompli, se sent trahie. Peut-on réellement trahir lorsqu’on se révèle tel qu’on est ? Quand on se tient tout entier dans sa vérité ?
Reste à affronter l’impact de ses révélations sur les autres… Le courage n’empêche pas la fuite.