couverture : F. Farges |
Dans votre livre Un monde à portée de main, on suit
Paula, Kate et Jonas. Trois jeunes gens qui suivent une formation de peintres
spécialisés en trompe-l’œil. Et il y a beaucoup de choses passent par le corps.
Oui c’est en ce sens-là que c’est un roman d’initiation.
L’initiation, c’est, presque par définition, quelque chose qui passe par le
corps. Paula a 20 ans au début de cette formation. Pendant son apprentissage, elle
est marquée dans son corps : elle a des cernes, elle a mal au dos. Ce qui
m’intéresse c’est de montrer comment apprendre, s’entraîner, s’initier, va
laisser des traces. Et très vite, Paula se modifie : elle sent son corps qui
s’ouvre. Elle est plus découplée, plus vigoureuse. Et elle acquiert quelque chose
de plus souple et plus altier. Ce qu’elle apprend- ce qu’est un marbre, les
pigments, comment utiliser tel ou tel pinceau- fait empreinte dans son corps et
dans ses gestes. Tout marche ensemble, en fait. Rien n’est dissocié. Et une
initiation c’est ça : on doit traverser un espace-temps au terme duquel on
a passé un seuil. Paula Karst, au terme de cette formation, va sortir de l’adolescence
et passer dans le monde des adultes. Elle apprend à voir. C’est dans les yeux
que se passe la transformation la plus essentielle.
Paula est une éponge,
elle s’imprègne de la matière qu’elle doit peindre ou réinventer. Et elle
apprend aussi de chacune de ses rencontres. Je pense à ce passage, notamment,
où elle découvre la carrière du Cerfontaine en compagnie de Jonas et où vous
retracez toute l’histoire du site. Comme un voyage dans la matière et dans le
temps à travers la matière.
Paula est un être assez disponible. Elle n’est pas tellement
déterminée, elle n’a pas de talent particulier. Elle est la fille d’un couple
très aimant, d’elle et entre eux deux. Donc ça lui laisse beaucoup de champ.
Elle s’imprègne de tout, et ça passe aussi par la connaissance. Jonas lui dit « mais
tu ne sais même pas d’où vient ce marbre. Peut-être que la première chose c’est
de savoir ce que c’est, savoir qu’on le trouve dans tel château, qu’avant on le
transportait comme ça, qu’il s’est formé dans cette carrière… etc. ». Paula
est une héroïne qui se confronte aux choses et les absorbe pleinement. Plus son
regard se forme, plus elle est curieuse et plus elle est curieuse, plus son
regard s’affermit. Il y a une espèce d’entrainement comme ça. Ça m’a intéressé
de créer un personnage qui soit engagé dans une immersion. Elle apprend à
reproduire des surfaces, mais précisément elle comprend que son art ne se
résume pas à la surface. Il y a quelque chose à creuser. Je trouvais cela beau
et émouvant. Sur un plan personnel, écrivant ce livre, j’ai aimé dire le fait
que la littérature puisse créer un savoir. Les romans me donnent l’occasion d’apprendre
moi-même.
Alors justement, je n’osais
pas tenter le parallèle, mais, concernant le chirurgien de Réparer les Vivants qui fouille les chairs, et là, Paula, Kate et
Jonas qui creusent la matière, on peut quand même voir un parallèle avec votre
travail d’écriture qui est d’aller aussi à l’os des choses et des mots.
Alors je n’avais pas fait le rapport entre Paula et le
chirurgien de Réparer les vivants,
mais c’est vrai que là pour le coup, dans Réparer les vivants, j’ai moi-même, tout
appris. Cette initiation à la transplantation cardiaque je l’ai vécu en
écrivant. Ecrire de la fiction déclenche pour moi un parcours initiatique, c’est
par la littérature, par l’écriture que j’y pénètre. Dans ce livre-là (Un monde à portée de main), le lien se
fait notamment dans le rapport entre l’imagination et la documentation. Pourquoi
a-t-on besoin de savoir tout ça ? Justement pour pouvoir imaginer. C’est
ce que dit Paula à Kate qui veut tout arrêter. Là je fais vraiment une analogie
entre ce travail d’écriture et ce travail de Paula. Quand elle peint, elle se souvient.
C’est le temps qui revient. Dans la dernière partie du livre, le fac-similé de
la grotte de Lascaux est vraiment identifier au roman, une forme de faux qui
vous donne accès à des formes de vérité. Paula va devoir donner une image de ce
qu’on ne peut plus voir. Elle va devoir rendre visible ce qui devient
invisible, et pour cela il va falloir qu’elle le connaisse. Et ce n’est pas si
loin de l’écriture d’une fiction.
Avec, dans cette
grotte de Lascaux, tous les thèmes du livre qui se rejoignent : le rapport
au temps, à la matière, le rapport aussi de l’homme et de la nature. Vous écrivez :
« le monde s’était redimensionné, le grand, le petit, l’ordre des proportions,
tout était différent… » Paula comprend là que l’homme est une partie du
tout et une petite partie du grand tout.
Oui c’est ça. C’est un livre qui est en crescendo. Tout se
noue, se révèle au moment où Paula atteint la grotte. Au lieu de raconter une
trajectoire qui serait de l’original à la copie, une forme de dégradation,
comme les ersatz, ce que j’essaie de montrer c’est comment par la pratique de
la copie et la construction d’un fac-similé, elle va atteindre l’original. Une sorte
de trajectoire inversée. Ce n’est pas un livre où l’héroïne est un artiste. C’est
plus fort parce que ce n’est pas considéré comme de l’art, c’est un peu déprécié,
ces techniques-là, cet engagement-là et cette forme d’humilité. J’ai voulu exaucer
ces pratiques en montrant qu’elles étaient toujours des accès à l’original, à l’émotion
originale, à des formes de naissance, et aussi un certain rapport à la mémoire,
à la temporalité.
Et puis, cette
question de Paula : les peintures continuent-elles d’exister quand
personne ne les regarde ? Qui répond à l’exergue : « Le vent
fait-il du bruit dans les arbres quand il n’y a plus personne pour l’entendre ? ».
Une question que l’on peut aussi décliner avec les livres ?
C’est une vraie question : est-ce qu’un livre qui n’est
jamais lu, existe ? Il y a un parallèle. Evidemment. Le geste d’écrire
induit celui de lire. Quand il n’y a plus d’altérité dans une création, quand
le regard de l’autre ne peut plus la saisir, est ce qu’elle est au moins activée ?
Pour moi les livres qui ne sont jamais lus, sont comme désactivés.
Ce sont des livres
morts ?
Je ne dirais pas morts, non, parce qu’ils peuvent être
réactivés par le regard mais c’est une espèce de stase. C’est aussi la question
de savoir si on se met au centre du monde. Sans moi le bruit du vent
existerait. Paula comprend que l’homme fait partie d’un tout mais il n’est pas
forcément au centre. Ce qui me touchait aussi c’était de montrer que Paula est elle-même
comme l’inventeur d’une cavité. J’étais intriguée par ce terme d’invention. Dans
le vocabulaire archéologie on parle d’inventeur plutôt que découvreur. Une invention,
comme si quelque chose n’existait pas et se mettrait à exister quand l’homme la
découvre.
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